MARCHES
TEXTE D’ALAIN ROGER
VERSION DE MARS 2010

PARTIE 1 Lever de ville

1 – les rêves


Engluée dans ce demi-sommeil
qui s’échappe en douceur vers l’éveil,
la ville ronfle encore.
Ample et sourd, son souffle
pousse dans les rues vides ses rêves émiettés.

– Rêves de capitale, rêves de Capitole.
– Rêves de café fumant dans la casserole.
– Rêves dansant au beau milieu des fumerolles.

Bribes légères et sonores
qui s’agrippent aux arbres,
tombent en vrille sur le sol,
frappent tout doucettement
aux carreaux givrés de lune.

– La lune rit en ce miroir,
raillant nos rêveries d’Acropole.
– Rêves de tours torchères,
images de ports légendaires.
– Rêves de Babylone,
Babel bardée d’or et d’ivoire,
mirages de flèches et de bulbes.
– Rêves de banlieue nord,
et ses temples imaginaires ?

En fait d’Athènes,
un amas de toits piqués d’antennes.
Et le grésillement des électrons
pour tout grillon.

2 – le réveil


La ville racle le fond de sa gorge et s’étire.
Il est tôt, encore, bien trop tôt.
S’éveiller, se lever, on l’attend, elle le sait, elle renâcle.
On la presse. Eh ! Minute !
Elle se tourne, se retourne et se lève enfin.
La ville craque et son sang va plus vite,
plus vite à présent que les rêves.
Son vaste corps accélère sa marche,
grinçant au passage des porches,
crépitant aux marches dévalées,
vibrant aux embouchures des ruelles.

Faisant entendre son ruminement,
la ville se remet en marche
et crache ses vapeurs.

Y’a d’l’air dans les tuyaux,
des bouts d’rêv(e) au milieu du réel,
d’l’eau dans l’gaz
et d’l’électricité dans l’air.

L’aube remet chaque chose à sa place.
La machine urbaine
usine un début de jour.

Bourdonnements et premiers bruits de pas,
elle monte en régime
en haussant ses aigus.

Eclats taillés dans le bloc des murmures,
les premiers véhicules vont se
rendre où s’agglomèrent les palabres de l’aurore.

3 – Installation


– Place !
– Passe !
– C’est ma place !

Nul ne les a entendus venir.
Ils sont là, pourtant, au pied de l’immeuble qui allume ses écrans fenêtre après fenêtre.
Parentes, des ombres se glissent de l’un à l’autre.
Combien sont-ils à se relayer dans la course vers l’exil ?

– En bas comme en haut, dehors comme dedans, au froid comme au chaud, pour soi pour les autres, le même ballet de va-et-vient.

Chacun transbahute son lot :
lot de légumes pour l’un,
lot de fatigue pour l’autre.

En bas comme en haut (…)

Deux petits destins dans la grande ville
craquent et renâclent autant qu’elle,
pas plus bavards l’un que l’autre.

– En bas comme en haut, (…)

D’un monde à l’autre, de haut en bas,
nul cri ne passe, juste une
parole en l’air, un air des rues.

– En bas comme en haut, (…)

Ah là là ! L’heure déjà !
Monotones, sept heures sonnent !
Dis, dis, dis, faut qu’je file !

– Pas chaud c’matin, un p’tit café ?
– Mais qu’est-ce qu’elle fait ? J’vais être en r’tard !

– Tiens, t’es là, toi ? Tu fais l’mardi ?
– Qu’est-ce qu’il m’a dit ? Qu’elle était là ?

– File-lui donc un p’tit coup d’main.
– Ma veste en daim, tu l’as pas vue ?
– Bon dieu d’bon dieu, qu’est-ce que c’est lourd !
– C’est bien trop court, maintenant je file.

Diable ! Diable ! Qu’il aille au diable !
Diable ! … Diable ! Où as-tu foutu mon diable ?

– Sors le portant des nouveautés.
– Faudrait pourtant mettre la main d’ssus.

-Qu’est-ce que tu m’chantes ? Y’a plus d’grandes tailles ?
– Ca y est, c’est l’heure ! Il faut que je m’taille.

– A quatorze ans, j’faisais d’jà ça.
– Je rate l’omnibus de quatre.
– J’avais encore un truc à voir.
– Je vois que cett’ fois on est prêt.

Plus tard. On verra ça plus tard.



Lever de ville : 4 – lever de rideau



– Plus tard. Quand résonneront les coups sourds des cartons lourds gerbés sur le sol, les battements de toiles dans le vent, les bruits métalliques des tréteaux.

– Plus tard. Quand cliquèteront toutes les clés dans les serrures de nos demeures, et que la ville enfin réveillée accordera ses violons.

– Plus tard. Quand retentiront les trois coups en prologue au bourdon du marché qui déplie aux pieds des prolétaires la richesse du monde.

– Alors oui, on verra l’abondance déversée au bas de nos immeubles. S’avancent les Rois Mages du melon, de l’artichaut, et de l’article à saisir.

– Plus tard.
Quand retentiront les trois coups.

PARTIE 2 Déambulations


1- Astres et fruits

Allons marcher dans les allées
De ce jardin déposé là,
Jardin déballé ce matin.


Allons saisir sur les planches brossées les fruits mûris au soleil andalou.
Astre lisse
Astre rouge
Astre à la peau fine
Capsule creuse à chair poivrée
Etreignant du vide et des grains



Posons dans le fond du panier ces soleils lourds gisant tous en grappe sur la terre.
Globe pâle
Globe jauni
Globe à la peau glabre
Couvert de failles et de sillons
Dont la chair boit nos soifs


Allons marcher dans les allées…

Glanons les astres elliptiques annonçant les solstices entre nos mains de Galilée.
Lune fade
Lune farcie de pépins
Lune à la peau dure
Ornée de pâles méridiens
Ravivant la mémoire des étés


Laissons tomber dans nos paumes ces petits astres gorgés de sucre et de gravité.
Terre rouge et jaune
Terre mûrie au proche verger
Terre livrée en vrac, emballée en sac
Plantée en quartier au bout du couteau


Allons marcher dans les allées…

Aux Nymphes du couchant achetons quelques Hespérides cueillies au jardin des confins.
Feux lointains
Cédrat citrus :
Autant d’étoiles aux acides clartés
Dont l’écorce râpée agace le palais[center]



Guettons le passage des saisons sans oublier le retour de leurs fruits.
[center]Astre clair
Astre apparu aux beaux jours
Comète dont on fête le retour
« emballé, c’est pesé », je l’emporte à mon tour.


2- Poissons frais

Allons gratter sur cette grève
L’éphémère laisse de mer
Rangée sur des dunes de glace


Des bancs de bars, bancs débarqués, bars miroitants
Bardés d’argent, des bancs bavant un sang figé.

Allons gratter

Sole, solitaire, saupoudrée d’or et d’orpiment,
Lame solaire, sole écaillée, peau dédorée.

L’éphémère laisse de mer

Thon blanc, thon rouge, thon découpé en fins tronçons
Poisson tronqué qui fait la tronche, thon court-bouillon.

Allons gratter
L’éphémère laisse de mer
Rangée sur des dunes de glace


Plie plate en pile, pale aplatie, page remplie,
De tâches pâles, poison tapi, grise torpille.[/indent

3 – Valse des viandes

Allons valser au beau milieu
Des vanités étiquetées
Tables servies sur le billot.


[indent]La barbaque bardée d’lard, carbonade ou grillade,

En quartiers, désossée, persillée, à griller,
La bidoche au hachoir, du flanchet pour les mioches.

Allons valser au beau milieu
Des vanités étiquetées
Tables servies sur le billot.


Du cuisseau, du gigot, beaux morceaux en promo.
Du pâté épatant, des paupiettes au piment.
D’la crépine, du rosbif, d’la poitrine, on s’empiffre.

4 – La route des épices

Et la girembelle et la cannelle,
la grenadine et l’orangine,
la carambole et la sapote, la sapotille des Antilles

Cerise pays, fruits d’la passion,
parlé créole acérola,
maracuja et maracas,
et la grenade, île Désirade.

Un deux trois quatre, un air de biguine,
un pas de danse, un verre de rhum,
le pété-pied, le Trois Rivières,
lune sanguine sur Grand’Anse.

Et le tahiné, et le paprika,
le curcuma, le karouya,
sans oublier la harissa,
la bissara et le curry.

Le ras el ha-nout et le cumin,
en grain, en poudre, rahat loukoum,
safrane roumi, le piment doux,
ou le plus fort, celui d’Cayenne.

PARTIE 3 : Désinstallation

Dans la ville, la ville aux rumeurs demande à qui l’entend : « Voulez ouïr mes cris ? » (…).
La ville qui gueule la langue des faubourgs rend aux rues leur silence et leurs bonnes manières.

Murmures doux, mais d’où m’arrive la rumeur ?
Hourvari : d’où provient ce vent sourd qui varie ?
Brouhaha (…) quand s’ébroue sous la halle la foule.



Dans la ville, la ville précaire se presse de replier ses étals, ses auvents, ses planches, ses toiles.
La ville fragile promet qu’elle reviendra avec en abondance monts et merveilles.

Serez-vous là mardi ? Pour sûr et je serai
Livré de nouveautés qui vont vous enchanter.
Des lots tout frais venus de Chine jusqu’à Aulnay ?



Dans la ville, la ville nomade est à nouveau sommée de démeubler ses rues, remballer son barda (…).
La ville bourlingue de banlieue à banlieue, traversant les quartiers, reliant les cités.

Ses couleurs outremer, ce matin lumineuses
Dans la demi grisaille où la banlieue s’éveille
Ont fait place au réel et ses teintes brumeuses



Dans la ville, la ville rêvée à midi s’évanouit sur la pointe des pieds, ne laissant qu’une empreinte.
La ville songeuse voit ses rêves de l’aube, poussés au caniveau, ballet des balayeurs.

La ville capitule, envoyant balader
Ses châteaux, ses palais, rêves de Capitole
Valdinguent les chimères, les airs de Capitale.



Dans la ville, la ville aux senteurs sans tarder va sceller ses flacons, ses amphores, ses cageots, ses jarres.
La ville fanée laisse choir tous ses pétales qui tombent par brassées sur le sol parfumé.

En bas comme en haut, rêves de banlieue nord,
S’éveiller, se lever, au soleil andalou,
Les nymphes du couchant, la ville ronfle encore.