« MARCHÉS / VOIX DES VILLES »

Marchés / Voix des villes est une pièce pour 12 voix mixtes a cappella composée par Damien Charron, sur un texte d’Alain Roger, et créée le 19 mars 2010 à Aulnay-sous-Bois (Seine-saint-Denis) par l’ensemble vocal Soli-Tutti (direction Denis Gautheyrie) dans une version de concert. Le texte tire sa matière première des cris, des rumeurs, des conversations et des ambiances qui règnent sur les marchés, mais, au-delà, met en valeur la ville et les phénomènes urbains, qui occupent une place centrale dans la réflexion esthétique des deux auteurs.

Cette pièce s’inscrit dans une tradition littéraire et musicale depuis le Moyen Age, et dont le modèle reste « Les Cris de Paris » de Clément Janequin (1530). Historiquement, les manifestations sonores des marchés possèdent un double caractère. Les cris des marchands répondent d’abord à un objectif avoué de stimulation du commerce, en prenant la forme d’un signal reconnaissable. Ils tracent également un portrait sonore de la ville, adossé à cette fonction économique : cette mosaïque de fragments qui tiennent à la fois de la psalmodie d’église et de l’improvisation vocale représente en quelque sorte la ville elle-même par le mélange de savant et de populaire, de sacré et de profane (*).

Cependant, le contexte a changé : à Aulnay comme ailleurs, il n’y a quasiment plus de cris sur les marchés. La société urbaine s’est transformée, et avec elle, le niveau sonore de son environnement qui dépasse de beaucoup les prouesses vocales de l’individu. Stratégies commerciales et techniques d’accroche ont évolué : c’est dans la réclame chantée à la radio et le spot publicitaire de la télévision qu’il faudrait en rechercher les ultimes métamorphoses (**).

C’est pourquoi les auteurs de Marchés / Voix des villes ont infléchi l’orientation de leur travail. Leur exploration s’est reportée sur la diversité des sensations, odorat, vue, toucher, formes, parfums, couleurs bref autour du ressenti, et sur l’intégration de ces phénomènes dans la trame urbaine. Dans la mesure où l’objectif n’était pas une actualisation de la pièce de Janequin, avec un catalogue de cris contemporains par exemple, ils ont tenté de cerner le résiduel, ce que la société dans son stade actuel avait conservé de permanent (et peut-être d’archaïque ?) : quel nouveau portrait de la ville brossent les marchés actuels ? En quoi leur univers sonore, leurs ambiances constituent-t-ils des phénomènes urbains spécifiques ?

L’œuvre s’est élaborée dans une étroite collaboration entre écrivain et compositeur, par un jeu incessant d’allers et retours, jusqu’à trouver cohérence et forme. Le matériau de départ, aux caractères très concrets, se trouve enchâssé dans une trame narrative très lâche, l’histoire d’un marché, dans un agencement formel recherché. Ainsi le style des textes use du décalage de registre en associant le trivial et le poétique, par exemple les apostrophes terre-à-terre des camelots voisinent avec les évocations imaginaires de villes antiques. La musique croise pour sa part des éléments populaires comme des mélismes « blues », des rythmes afro-caribéens ou le procédé formel du refrain avec des traitements plus savants comme les harmonies complexes empruntés aux langages contemporains, ou les superpositions polyphoniques. Elle devient en quelque sorte la caisse de résonance des idées annoncées par le texte.

Marchés / Voix des villes a été conçue de façon plus large, avec une dramaturgie implicite, et des possibilités scénographiques ; non seulement parce qu’à l’écriture était déjà présente cette idée d’un spectacle, mais aussi parce que le sujet et la relation des auteurs à la ville sous-entendaient un traitement qui excédait la simple description ou la présentation statique.

(*) Florent Siaud, « Liturgies de la rue », RSH, 2004

(**) Jean-Rémy Julien, « Musique et publicité – Du Cri de Paris… aux messages publicitaires radiophoniques et télévisés », Paris, Flammarion, 1989.